La télé confrontée au cinéma, « Télé-utopie : Rossellini, Ruiz, Godard, Rohmer et la télévision d’auteur », jusqu’au 28/03 à la Cinémathèque québécoise, Médiathèque Guy-L.-Coté, 335, bvd De Maisonneuve Est, Montréal, Québec.
Jean-Luc Godard dans « France Tour Détour Deux Enfants » (12 épisodes réalisés pour la télévision en 1977), suit le parcours de deux enfants qui apprennent le monde. © DR
< 12'02'08 >
La télévision d’auteur, une « utopie » ?

Nicolas Sarkozy annonçait au début de l’année la suppression de la publicité sur les chaînes publiques, cueillant tout le monde à froid. Comment vont être financées des productions audiovisuelles de qualité « service public » sans la manne publicitaire ? A la veille d’un mouvement de grève dans l’audiovisuel public, qui suit la mise en ligne d’une pétition et d’un site de soutien créé par la Société des journalistes de France 2, « Sauvons la télé », poptronics se tourne vers le Québec... pour donner la parole aux deux programmatrices de « Télé-utopie : Rossellini, Ruiz, Godard, Rohmer et la télévision d’auteur », depuis le 9 janvier à la Cinémathèque québécoise. Pour Viva Paci et Karine Boulanger, les cinéastes qui se sont aventurés à la télévision dans les années 70 le faisaient avec une telle liberté que l’expérience ne serait sans doute plus possible aujourd’hui, avec ou sans publicité…

En guise de mise en bouche, un extrait de « France Tour Détour Deux Enfants », de Jean-Luc Godard :



La télévision outil utopique, est-ce ainsi que les cinéastes que vous présentez envisageaient les choses ?

Karine Boulanger et Viva Paci : La même démarche mène Raoul Ruiz, Eric Rohmer et Jean-Luc Godard : éduquer, faire réfléchir, proposer d’autres voies. L’aspect utopique est très clair chez Roberto Rossellini qui était conscient d’exiger beaucoup des téléspectateurs. Il se battait contre une logique de masse implacable, qui n’était/est pas seulement celle de la télévision, mais aussi celle de la presse, de la radio, et… du cinéma.
Des années soixante aux années quatre-vingts, Roberto Rossellini, Raoul Ruiz, Eric Rohmer et Jean-Luc Godard ont investi ce médium parce que la télévision pouvait entrer dans les maisons et enseigner à penser : l’histoire a voulu ensuite « étrangement » que ces (é)missions trouvent au fil des années davantage leur place dans les cinémathèques et dans les festivals, dédiés aux auteurs, que sur les postes de télé. Les voilà donc à la Cinémathèque québécoise !!
On pourrait aussi se demander si ce ne sont pas les structures administratives de la télévision qui ont rendu possible ces réalisations, comme si elles étaient sa tache aveugle. C’est du point de vue de leur diffusion, plutôt que de leur production, qu’elles ont parfois posé problème.

Pourquoi avoir réuni ces cinéastes ayant travaillé pour la télévision, le lien entre eux est-il la forme « hybride » de leurs productions ?

Karine Boulanger : Je ne crois pas qu’on puisse qualifier ces productions d’hybrides, sauf peut-être celles de Rossellini. Chacun à leur manière, Rohmer, Ruiz et Godard ont fait un réel effort pour travailler sur les possibilités, les limites, et les stéréotypes de la télévision, pour proposer un (nouveau) format télé, et non pas du cinéma. Bien sûr, ils en « importent » certaines préoccupations, et leur esthétique. Mais ce qui frappe surtout, c’est de les retrouver dans un contexte totalement différent. De voir, par exemple, comment Rohmer se sert de façon très cinéphile d’extraits de films d’Alexandre Astruc pour livrer un document parfaitement didactique sur Poe. Ou de le voir s’improviser présentateur télé et intervieweur dans « Ville nouvelle ». Il ne faut pas non plus exagérer le caractère différent ou provocateur de ces productions. S’il est très clair que Godard et Ruiz essaient de briser les attentes et clichés de la télévision, tout en les rendant visibles, Rohmer reste dans les paramètres du documentaire pédagogique, et de l’interview télévisée. Ce qui surprend chez Rohmer, c’est davantage le contenu, très pointu et documenté, que la forme.
Pour Rossellini, qui disait qu’il ne devrait y avoir aucune différence entre télévision et cinéma, certains de ses téléfilms ont été distribués en salles, comme « La Prise de pourvoir par Louis XIV », et « Agostino d’Hippone ». Ce sont de merveilleux films historiques, ou l’apothéose du téléfilm… selon le point de vue qu’on adopte !

Viva Paci : La relation entre cinéma et télé était radicalement utopique : des auteurs de cinéma mettaient à profit leur pensée et leur habileté, et les télés d’État payaient la facture. Et ce pour le seul bénéfice intellectuel, et par là social, des téléspectateurs… rien à vendre, rien à acheter : cela ne pouvait pas durer…

Cette « télé-utopie » est assez peu documentée. Comment en êtes-vous arrivées à l’idée d’une telle programmation ?

Viva Paci : J’aurais pu passer par la voie, consensuelle, qui veut qu’une certaine télévision aujourd’hui travaille sur la forme de manière encore plus radicale que le cinéma, via les séries de fiction à la qualité étonnante du point de vue de l’invention narrative. Il suffit de penser aux séries de HBO, des classiques « The Sopranos » à « The Wire »… L’autre voie, qui aurait davantage relevé de l’histoire du cinéma, aurait été celle des grandes séries créées par des cinéastes, de « Twin Peaks » ( David Lynch et Mark Frost) à « Riget (The Kingdom Hospital) » (« L’Hôpital et ses fantômes » de Lars von Trier), ou encore « Heimat » ( Edgar Reitz). Mais la troisième facette du binôme cinéma-télévision, de loin la moins connue, réunissait des cinéastes qui avaient approché la télévision pour essayer de la « dompter ». Saviez-vous que l’un des noms qui circulait à la fin du XIXe siècle pour nommer le dispositif des frères Lumière était « domitor », le dompteur ? Cet appareil qui entrait dans les maisons pouvait, en vertu de la proximité de l’intimité et de cette relation continue avec ses spectateurs, proposer autre chose que les trois mondes que le médium a voulu offrir, dans les discours et parfois dans les faits : le monde réel, le monde fictif et le monde ludique.

Avez-vous pensé à faire un lien avec la sortie DVD de la série « Berlin Alexanderplatz », de Rainer Werner Fassbinder ?

Viva Paci : Fassbinder faisait partie des auteurs que nous aurions aimé programmer. Sa production télé aurait pu offrir une véritable encyclopédie sur le théâtre et la dramaturgie contemporaine. Des morceaux choisis de l’œuvre monumentale de Fassbinder pourraient faire partie du « sequel »… Nous militons en effet pour notre nouvelle série « Télé-Utopie 2 » ! Avec Fassbinder, nous aimerions travailler sur un autre corpus très hétérogène, avec Ken Loach, Ken Russell, Pierre Perrault et CHRIS MARKER (en majuscules, car mon intérêt pour tout ça est né de « L’héritage de la chouette »…)

En quoi cette programmation éclaire-t-elle un passage, sinon une histoire de la télévision, avant que celle-ci ne soit entièrement investie par « l’entertainement » ?

Karine Boulanger : C’est surtout la partie émergée de l’iceberg d’une histoire des échanges entre télévision et cinéma. Nous aurions tout aussi bien pu inclure Ken Loach, Chris Marker, Hans-Jürgen Syberberg, Pierre Perrault, etc. De façon plus large, Jean Renoir a aussi fait de la télévision, Orson Welles, Nicholas Ray, en plus de tous les cinéastes qui aujourd’hui en font ou en viennent : David Lynch, Lars von Trier, Takeshi Kitano, etc.

L’expression « télévision d’auteur » est-elle un renvoi au « cinéma d’auteur » ou s’inspire-t-elle de la redéfinition du statut d’auteur par les artistes (photographes et vidéastes) qui travaillent à la limite du documentaire et de la fiction ?

Karine Boulanger et Viva Paci : Nous avons pris un peu de liberté avec une déclaration de Raoul Ruiz dans les « Cahiers du cinéma » qui disait qu’à l’époque, il était considéré comme un auteur à la télévision, au sens où il avait une véritable liberté de création. Il faisait aussi référence à la volonté de l’INA, entre autres, d’amener des auteurs de cinéma à travailler pour la télé. Nous avons adopté ce titre un peu comme une provocation, puisque c’est très rare de réfléchir à la télévision en ces termes.

cyril thomas 

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