« La Grande Fête #2 » d’Han Hoogerbrugge, exposition jusqu’au 9/10, Le Cabinet, 62, rue Saint-Sabin, Paris 11e, du lundi au vendredi 11h-19h, le samedi de 12h à 19h. « La Grande Fête #1 », Sala Parpallo, Valencia, Espagne
Avec Han Hoogerbrugge, rions un peu en attendant la mort
Drôle de sensation. Cette silhouette, là, derrière la vitrine de la galerie Le Cabinet, impossible de s’y tromper, c’est lui. Costard noir bien coupé, chaussures pointues et cheveux en brosse (à cet instant, il est dos à la rue, appareil photo en main, face à son travail). L’artiste Han Hoogerbrugge, jamais croisé autrement que grâce à ses animations noir, blanc, gris, absurdement facétieuses et grinçantes, qu’on n’a jamais interviewé que par e-mail interposé, cet homme (grand par la stature, grand par le talent) est à l’exacte image de sa créature dessinée, animée, parfois grimée, parfois éructante, toujours caustique.
Rien de surprenant quand on connaît la technique de ce pionnier de l’animation online, figure indépassable de la culture numérique venue d’un temps où le Web ne fourmillait pas de milliards d’internautes gazouillant autour de la planète, mais qui a su capter, à l’aide de ses strips animés minimalistes, la quintessence du réseau, ses potentialités d’écriture, de diffusion, sa puissance comico-dépressive aussi.
Han Hoggerbrugge, né en 1963, est un peu le peintre de nos vies trépidantes, où la mort est une hypothèse presque virtuelle. Sa silhouette sert de point de démarrage à beaucoup de ses créations. Tous les matins, explique-t-il sobrement, il se met face à la caméra, tire le rideau pour avoir le noir en fond d’écran et réalise un numéro. Il passe à la table à dessin numérique, détoure sa silhouette, la transforme en dessin, la séquence en trois dessins à cliquer qui forment une toute petite histoire, un gag, un commentaire léger et grave à la fois, un trait d’humeur et d’humour qu’il poste sur « Prostress », sa série du moment. Cet haïku graphique qui lui prend « une heure maximum » par jour reflète toutes les obsessions du bonhomme, tout en brocardant de temps à autre les « grands » de ce monde. Le pape ou Sarkozy y sont parfois représentés. Il faut dire, s’excuse presque Han Hoogerbrugge, que « votre président a quelque chose du clown, comme Berlusconi »…
Hoogerbrugge s’en prend aussi régulièrement, même s’il leur conserve une certaine tendresse, au duo Lynch et Tarentino. Dans Chitchat, un Tarentino survitaminé demande à Lynch comment s’est passé son week-end, donnant lieu à de très délirantes réponses lynchiennes, qu’Han repique volontiers sur le Twitter de Lynch. Une mine. Le cinéaste américain écrivait par exemple le 3 août : « It is the be-all and end-all of existence, the all-pervading eternal field of the almighty creative intelligence. »
Donc, derrière cette vitrine, Han Hoogerbrugge est repérable, le tableau qu’il présente serait presque le cadre d’une de ses animations. On passe le pas en espérant très fort qu’il n’est pas que le double physique de son personnage au trait acéré, que les démêlés qu’il scénarise avec la mort, le sexe, l’incohérence de ce monde qui court à sa perte, ne sont pas qu’un très joli savoir-faire. Première constatation : il est grand (très grand), magnétique et très beau, beaucoup plus que dans ses dessins où il n’hésite pas à se trancher la tête, se faire pousser la barbe ou des seins, à s’affubler d’un nez et d’une tête de clown (ou de singe).
Surtout, c’est bien lui le héros de « Modern Living/ Neurotica » (la série où il invente une interactivité économe, à l’os, toujours en ligne et toujours efficace), et de « Prostress » : son humour est sans doute plus feutré qu’à l’écran, mais son œil pétillant et son sourire en coin indiquent très clairement qu’il n’a pas fabriqué son personnage, et que la longévité de sa pratique est bien plus qu’un filon à exploiter. Cet autoportrait qu’il dessine au fil des ans (il a débuté sa première série numérique, « Neurotica », en 1994) est une façon de mettre en scène un monde insane, qui court comme un dératé à sa fin.
Et ce n’est pas un hasard si sa nouvelle exposition parisienne (il avait inauguré il y a deux ans Le Cabinet) s’intitule « La Grande Fête #2 ».
Décryptage rapide : le 2 indique qu’il y a un numéro 1, à Valence, en Espagne, où il présente Sala Parpalloy (un couvent du XVe transformé en espace d’art contemporain), outre une mini-rétrospective de son travail, huit installations interactives. « La Grande Fête », en français dans le texte, fait « référence à “La Grande Bouffe” » (il prononce abominablement « la grande bœuf »…). Le rapport entre les trois animations de l’exposition, « SoloBikini » (sa tête grimaçant sur un corps de pin-up), « MassBikini » (même chose, mais le personnage s’est cloné à l’infini), « GeneralFly » (lui, toujours, en costume militaire avec mouche virevoltant péniblement dans le champ) et le film de tous les excès de Marco Ferreri qui fit scandale en 1973 ? Un même parfum de « décadence », précisément.
Vue de l’exposition « La Grande Fête #2 » au Cabinet, 2010 :
Plus prosaïquement, comme il l’explique d’un ton badin : « World will come to an end. » On s’inquiète : serait-il versé dans un millénarisme lynchien ? Il rit, botte en touche, explique que le soleil mourra un jour et nous avec. Comme dans ce « MassBikini » où la duplication du personnage (sa tête sur un corps de femme) n’est pas tout à fait réglée à l’identique. Subtile façon d’évoquer le vertige ontologique. Aquarelles, papier peint (« Doom », 2010), toy ironique à souhait (« FuckDeath », 2010) où il fait les cornes à sa tête de mort (une vanité inversée ?), animations et installations burlesques… Han Hoogerbrugge touche à tout avec la même constance, celle d’un illustrateurprestidigitateur, l’orfèvre capable de déclencher chez ses contemporains un rire salvateur. L’arme suprêmement élégante des désespérés.