Chaumont 2010 affiche le graphisme dans tous ses états
(Chaumont, envoyé spécial)
Nouvelle direction pour Chaumont. Le festival de l’affiche, 21e du nom, a ouvert ses portes le week-end dernier, nanti d’un nouveau délégué général et d’une controverse qui a fait long feu autour du concours étudiant et a reposé la lancinante question de l’opposition entre graphisme de l’affiche et design graphique. Signe d’ouverture, les installations sont mises à l’honneur cette année.
« Qu’est-ce que le graphisme ? » Loin des thématiques habituelles planplan (« nous les hommes et les femmes », « le réchauffement de la planète »), la question posée aux apprentis designers était ardue. Et le jury s’était même refusé à opérer une sélection parmi les 1200 affiches reçues, déclenchant une bronca (notamment sur Facebook). Résultat, le concours étudiant est intégralement exposé aux Subsistances (l’immense halle qui accueille chaque année la sélection d’affiches) : 1200 propositions comme autant de bouteilles jetées à la mer qui témoignent des questions traversant la profession, écartelée entre défenseurs du graphisme comme art appliqué et tenants d’une position d’« auteurs ».
« Qu’est-ce que le graphisme ? » La question était sur toutes les lèvres au vernissage vendredi 28/05. Car 2010 est une année particulière pour le grand raout annuel du design graphique en France, puisque de transition. D’abord parce que Luc Chatel, le maire de la ville, est passé d’obscur secrétaire d’Etat (à l’Industrie) à ministre de l’Education et se sent pousser des ailes… Ensuite parce que les têtes du festival ont changé : remplaçant à la direction artistique le trio à l’œuvre pendant de longues années (Pierre Bernard, Alex Jordan et Vincent Perrotet), le nouveau délégué général, Etienne Hervy, était attendu au tournant. Pas seulement parce que l’ancien rédacteur en chef de la revue « Etapes » est critique et non graphiste. Perte d’identité, pression accrue du politique sur la culture… à Chaumont comme ailleurs, les successions font toujours craindre le pire.
Cimetière de logos
Qu’est-ce que le graphisme ? C’est à travers ce prisme qu’on peut regarder les travaux présentés cette année dans la petite ville de Haute-Marne. Est-ce l’affiche constructiviste, la riche (et belle) expo 2010 (aux Silos et au château de Joinville) : un discours au service d’un projet de société ? Est-ce la création de signes de reconnaissance, comme le cimetière de logos exposé par le collectif H5 (qui montrait aussi son oscarisé « Logorama ») dans la Chapelle des jésuites (une installation qui a fait s’étrangler les Hollandais présents sur le festival, qui y ont fort justement revu le travail de The Stone Twins) ? Le graphisme peut-il se confondre avec l’application de principes mathématiques, comme dans la formidable installation des Suisses Manuel Krebs et Dimitri Bruni de Norm au Garage ? « Superficial 1+6+15+20+15+6+1=64 » est un ensemble de 64 affiches originales créées à partir de cinq éléments graphiques (une photo de miss monde, un hâchurage orange, le mot Superficial, une tache de couleur, la lettre E), réagencés selon des critères mathématiques.
« Logorama », le film à l’oscar du collectif H5, 2009 :
Toujours au Garage, le célèbre « Sign Generator » de Norm, en posant la question de l’aléatoire dans le geste créatif, réintroduit une évidence : le graphisme est un processus créatif. A côté, « Open Projects » présente 51 études de cas publiées dans le livre du même nom (aux éditions Pyramyd), ici accompagnées de documents préparatoires et de textes d’intention. Plus loin, à la Fabrique, une carte blanche à dix jeunes professionnels se propose d’ouvrir un peu plus encore le champ du design graphique, en leur proposant d’investir un cube de 25 m2. Papier peint, installations et créations multimédia mettent en scène un graphisme libéré des contraintes économiques qui laisserait libre cours à son instinct artistique.
Un palmarès radical
Loin de trancher, le festival et son nouveau directeur posent la question d’un au-delà de l’affiche, alors que se profile à Chaumont l’ouverture d’un Centre international du graphisme. A sa manière, le jury international, présidé (on n’est pas peu fiers) par Christophe Jacquet dit Toffe, le directeur artistique de Poptronics, l’a suivi avec une proposition forte, préférant les affiches radicalement personnelles aux commandes pour théâtres, salles de spectacles et autres festivals. Palmarès du concours de l’affiche, concocté avec le toujours vert Hollandais Karel Mertens, auteur de l’affiche officielle du festival, l’Américain Elliot Earls, artiste, musicien et designer, le Russe Igor Gurovitch, du collectif Ostengruppe, et le Mexicain Alejandro Magallanes, qui défend gaillardement une ligne « auteurs » : 1er prix, Ralph Schraivogel, 2e prix, Fanette Mellier, et 3e prix, Eric Belousov).
Finalement, la seule ombre au tableau de cette 21e édition aura été la disparition toujours inexpliquée de l’affiche de Toffe créée spécialement pour le pop’lab de Guillaume-en-Egypte au Brésil. Un fan hardcore de Chris Marker ? Un adepte du graphisme radical de notre DA ? Passé la mauvaise surprise de ce vol incongru, le convoyage express depuis Paris d’un autre tirage a permis d’occuper à nouveau les cimaises des Subsistances. On laisse justement la conclusion à Toffe, répondant en duo parfait avec le poète Manuel Joseph à la question « Qu’est-ce que le graphisme ? » :
« Donner forme, donc, dans un premier temps, ôter forme : user de procédés, d’opérations et de dispositifs de dislocation des signes et symboles du visible bavard – le vu, le lu et le “à-devoir-être-vu”, le “à-devoir-être-lu”. L’énonciation d’une topographie devient le discours d’une topologie, la redondance asymptotique graphique est nécrosée : “Il le sentait sur sa tempe comme le mur sent la pointe du clou qu’on doit enfoncer en lui. Donc il ne le sentait pas.” Kafka désigne la forme graphique accomplie : ne pas la sentir. Lapidaire et si acérée qu’imperceptible, insensible à elle-même, indolore puisqu’hétéroscopique. La correspondance entre le “devenir-forme” et le “à-devoir-être-forme” est ma doctrine graphique. »
Angles mort des idées : la qualité des rencontres, la financiarisation et le non-dit qu’elle engendre en communication, le rapport au temps, l’industrialisation de nos métiers. La fonction d’habillage minimal et franchement vide de sens à laquelle nous sommes enclin dans ce contexte… Autant de pistes que je livre à votre réflexion…