Les flâneurs sont apparus, dans la ville moderne au XIXe siècle, avec l’exploration de la foule, des magasins et leurs vitrines et toute une conception du voyeurisme qu’on ne résumera pas ici. Pourtant c’est en flânant, de même, devant les magasins de la rue de Turbigo (Paris 3e) qu’on a véritablement été arrêté par une vitrine. Elle portait en effigie cette photo de Dali, tenant dans ses bras un pantin acéphale articulé. A côté, il y avait une autre photo, celle-là d’un carrosse de deuil feuillu, habité de mannequins déroutés de leur morgue habituelle. Ça nous rappelait quelque chose. Ainsi est-on rentré à La Bonne Accroche. On était, en effet, accroché.

L’enseigne est également un jeu de mots puisqu’il s’agit d’un magasin d’accessoires un peu chics pour décorer les vitrines et les boutiques : on y trouve des bustes multicolores, des mannequins, des cintres, et toute une gamme de « portants, patères, sellettes, portes-sacs, portes prix, plastrons, têtes, psychés, accessoires » (comme il est dit dans l’accroche publicitaire), en n’oubliant pas ces choses étranges qui s’appellent des « torsos », moulages transparents de torses musclés, de jambes galbées ou de poitrines accortes comportant, parfois, « en plus l’éclairage intégré ». Bref, un bréviaire fétichiste du corps exposé.

La Bonne Accroche, donc, a eu la bonne idée d’intégrer dans sa présentation des photographies de Denise Bellon, l’auteure de ces images étranges. Quatre grandes photos sont en vitrine. D’autres, de plus petit format, sont accrochées sur les murs, entourées des présentoirs et du matériel d’exposition que vend ce magasin spécialisé. Née en 1902 et morte 97 ans plus tard (juste après sa fille, l’actrice Loleh Bellon), Denise Bellon appartient à cette génération de femmes photographes qui a d’emblée adopté ce medium moderne pour aller flâner dans la ville, devenir flâneuse au féminin tout en trouvant des débouchés pour la publication, telles les revues« Art et médecine », « Coronet », « Lilliput », « Paris-Magazine », « Plaisirs de France » ou « Vu ».

Elle est notamment célèbre pour avoir photographié l’Exposition internationale du surréalisme à la galerie des beaux-arts de Paris en janvier 1938 : Marcel Duchamp y avait été intronisé « Générateur-Arbitre » par André Breton (Dali et Max Ernst étaient « Conseillers spéciaux » et Man Ray, « Maître des lumières »). Il y avait conçu une grotte faite de 1200 sacs à charbon vides éclairés par un brasero. Seize mannequins, habillés par un artiste, se tenaient dans le corridor d’entrée. Ce sont eux - ou elles, les mannequins jouant de l’équivoque entre féminin et masculin - que Denise Bellon a photographiés. Dans cette petite exposition, sont parallèlement présentées des images faites par la même artiste, en 1946, dans une fabrique de bas nylon.

Outre ses reportages sur les expositions surréalistes, ses portraits des frères Prévert, de Sylvia Bataille-Lacan, de Joë Bousquet, Jean Giono, Joseph Delteil ou Henri Langlois, Denise Bellon a photographié le Maroc, les pays baltes, l’Albanie, le maquis espagnol, les prostituées à Tunis, l’occupation à Lyon, le Palais idéal du facteur Cheval, les « gueules cassées », le festival d’Avignon, le travail dans l’Hérault (où elle vécut jusqu’en 1956), ainsi que les tournages de sa deuxième fille, Yannick Bellon. Plus de 20 000 négatifs sont conservés dans le fonds à son nom. Il faut signaler également « Le Souvenir d’un avenir », film que Chris Marker a consacré à Denise Bellon après la mort de celle-ci (2001).

Ce qui est charmant, à La Bonne Accroche, ce sont les correspondances produites entre les images et leur présentation. La figuration du travail, d’un côté, le détournement artistique de l’autre, formulent un contexte ironique mais aussi touchant pour la gamme des productions de la boutique, soigneusement mises en scène. Ce n’est pas si fréquent.

elisabeth lebovici