Au plafond du musée Géo-Charles d’Échirolles, Jean-Christophe Norman a recopié les "Fictions" de Borges. © DR
< 08'05'12 >
Jean-Christophe Norman trace sa ligne d’art fiction
Brève injonction mentionnée par Pline l’Ancien : « Pas un jour sans une ligne. » Formule lapidaire et programmatique d’une vie de peintre, elle pourrait être l’exergue protocolaire et éthique des « pratiques itinérantes » et des actes performatifs de Jean-Christophe Norman.
« Appelle avait une habitude à laquelle il ne manquait jamais : c’était de ne pas laisser passer un seul jour, quelque occupé qu’il fût, sans pratiquer son art en traçant quelque trait : cette habitude a donné lieu à un proverbe. » Pline l’Ancien, « Histoire naturelle », livre 35, « La Peinture », paragraphe 84.
L’art de la marche ou la performance nomade. De ses traversées de villes à ses recopiages de romans initiatiques, l’artiste Jean-Christophe Norman monte et déplie des actes et des lignes depuis le début des années 2000. Originaire de Besançon, il marche et il écrit, il trace et il transfère, il déplace et il recouvre, il dessine et il enfouit. En un même mouvement, en une même décision (sous-titre d’un des quatre courts récits autobiographiques de Thomas Bernhardt, « Le Souffle », qui figure dans sa bibliothèque), en une même métamorphose de déploiement.
« Bien que les penseurs du Moyen Âge aient pu croire que le travail de remémoration s’inscrivait à la surface de l’esprit de la même façon que l’écrivain inscrit avec son stylo des mots sur une surface de papier et que le voyageur laisse avec ses pas une trace sur la surface de la terre, ils considéraient ces surfaces non comme des espaces à inspecter mais comme des régions à habiter, qu’on apprenait à connaître non pas d’un seul regard totalisant mais au terme d’un long travail de déplacement. (...) un texte, un récit ou un voyage est un trajet qu’on accomplit et non un objet qu’on découvre. et même si chaque trajet couvre le même terrain, chaque déplacement est unique (...). » Cette citation de Tim Ingold, tirée d’« Une brève histoire des lignes » (2011), est une manière d’échauffement à la marche dans l’art et la fiction réinventée par l’artiste marcheur.
Jean-Christophe Norman marche en solitaire ou en parallèle avec d’autres artistes. Avec Jeff Perkins dans Berlin. Avec Paul-Armand Gette. Avec Jean Dupuy, dans une marche-écho entre New York et Vilnius. Et toute cette semaine, avec Laurent Tixador et Neal Beggs, dans une marche performance intitulée « lestroishuit », aux alentours de Besançon, à l’invitation du Frac France-Comté. Que la marche ne cesse jamais, dans un trajet à chacun singulier, Jean-Christophe Norman choisissant de dessiner le tracé d’une des voies des 8000, ces plus hauts sommets du monde, dans la géographie du paysage bisotin. Tous les termes d’une sorte de grammaire artistique sont là : déplacements, transports dans tous les sens du mot, mémoire et temps.
La ligne de Jean-Christophe Norman est serpentine, dans l’obstination d’une quête et d’une durée réappropriées et redéfinies. Elle est libre, généreuse, continue et nomade, trace ou empreinte d’un éphémère passage, d’une présence légère et provisoire dans le paysage, cette présence anonyme et unique du passant dans le réel. Dans sa rencontre avec l’autre et avec le monde dans la moindre de ses palpitations visuelles et sonores. L’artiste dessine notre mortalité. Juste par cette ligne. À la fois figurative et abstraite, matérielle et impalpable...
« Poétique d’un tracé... et d’une trace » : Jean-Christophe Norman écrit sur les surfaces d’ordinateur comme sur les asphaltes. Il trace à la craie blanche, au stylo, au Marker noir des lignes d’écritures du temps compté (le jour, la date, le mois, l’année, la minute, la seconde). Il trace des lignes phrases, des lignes récits minutieusement déployées sur les surfaces choisies, sur ces surfaces urbaines lors de longues traversées qu’il réalise dans des villes du monde, parfois sans interruption pendant une nuit et un jour.
En septembre 2011, Jean-Christophe Norman commençait la recopie du livre « La condition tropicale » (2010) du botaniste Francis Hallé, au mur Saint-Martin, à Paris, process en cours qui le mènera au Gabon (à suivre sur le site de l’association de protection de l’environnement Wild Touch) :
C’est aussi la série « Crossing City », commencée en 2005, qui, hier, s’est déroulée à New York, Berlin, Poznan, Tokyo, Vilnius, Metz, Paris, plus récemment à Istanbul, Montevideo, Buenos Aires, demain dans le delta du Mékong, dans les forêts tropicales africaines. La marche et la trace inventent et déplacent les géographies, les contours se superposent, matérialisant un imaginaire. Lors de sa traversée d’Istanbul, au printemps 2011, pour son projet « Les Circonstances du hasard », sa marche et son écriture suivaient précisément les contours géographiques des régions du Grand Est de la France. De son passé d’alpiniste, Norman a gardé le goût de l’expédition, et pour produire ses récits et échappées du réel, il prépare ses marches à partir de géographies réelles (mais de toutes façons arbitraires ou issues d’une histoire politique et économique) et imaginaires.
L’exposition « Aramram », au musée Géo-Charles d’Echirolles, comme ponctuation. Sur le sol d’une des salles du musée Géo-Charles, près de Grenoble, un objet livre ou revue est posé sur un rectangle de terre brune, aplanie, « Historia universal ». Objet trouvé lors d’une récente traversée marche dans Buenos Aires. « Incident » ou « incidence » dans ce parcours que Jean-Christophe Norman s’approprie ou récupère dans l’histoire narrative de sa performance. L’objet pauvre devenu muséal est recouvert par les « Fictions » de Borges, recopiées au plafond, à la main, par l’artiste, la semaine précédant l’ouverture de l’exposition (voir le reportage de France Télévisions). Acte accompli sans presque un arrêt. Plafond fresque où l’écriture performée redouble la marche de Buenos Aires, en reconfigure le souvenir. Et les souvenirs des performances se relient, se rencontrent, se mêlent, se relisent, se continuent. Procédure de recouvrement et d’enfouissement, mais d’ouverture de la mémoire et du présent.
La ligne de Jean-Christophe Norman passe aussi, dans une ampleur picturale certaine, par ces surfaces sur lesquelles il accomplit la recopie de textes littéraires : ce sont ses « Sans titre » d’« Au cœur des ténèbres », de Joseph Conrad (composés en triptyque à Echirolles), « Sans titre » du « Navire de bois », de Hans Henry Jahnn, ou encore de ce roman poème, total, qu’est « La Mort de Virgile », d’Hermann Broch... Grands textes, « tableaux textes », frontaux, à l’impossible lecture, à la lecture parcellaire, à la lecture fragmentaire, devenant dessin du roman.
Et ce qui fut lisible dans la tradition occidentale du livre et de la page blanche (on renverra encore une fois à Tim Ingold et sa « Brève histoire des lignes ») se déplace vers la vision et le motif, se métamorphose en motif visuel. Le roman est le motif, entièrement. Motif plastique, et au-delà motif pictural. Jean-Christophe Norman produit par son geste de recopie cet impossible de l’écrivain : voir son roman, et le voir hors de toutes limites normées de la page et du livre. Ce transport du livre dans le monde de la vision et de l’image, dans le monde du tableau, par cette seule ligne continue, ouvre celui-ci à une « occupation » du monde dans ses moindres fibres. Le monde est, enfin, fiction.
Avec ces lignes écrites au sol ou posées sur les surfaces frontales d’une drôle de toile, Jean-Christophe Norman s’impose une performance où tout le corps est engagé, mais dans laquelle il implique le passant ou le visiteur qui doit lui aussi se mouvoir, constamment se déplacer dans un essai de lecture et de vision, de saisie des mots, des phrases, et au bout de l’effort, du motif... Pour se dire qu’il n’est pas, ou plus, devant un texte, une phrase, un mot, mais devant une image... Image d’un « paysage texte » dans lequel nous entrons, dont nous devenons le lecteur-regardeur solitaire.
Les images, Jean-Christophe Norman aime aussi à les recouvrir, patiemment, minutieusement, de graphite. Des images de photographies d’œuvres iconiques de l’histoire de l’art conceptuel. « Cover »... Recouvrir ainsi la reproduction photographique de « Titled (art as ideal) » (1968) de Joseph Kosuth ou celle de « Ceppo, Summer, 1968 » de Carl Andre, ou encore « Slow Angle Walk (Beckett Walk) » (1968), de Bruce Nauman.
À nous, spectateur, de trouver notre propre point de vue, notre propre géographie pour discerner l’image non pas effacée ou dans un état de disparition, mais rendue, au-delà de la figure de l’énigme visuelle, au statut de monochrome. Il n’y a pas de dévoilement dans les actes performatifs de Jean-Christophe Norman, ce ne sont que déplis de sens, de phrases, de temps, de paysages, d’histoires. Ou des renversements et des désorientations infinis.
Qu’est-ce qu’« ARAMRAM » ? L’inversion du mot « Marmara », le nom de cette mer où se rendit Norman à la fin de sa traversée de l’agglomération d’Istanbul. Là, il retourna sa caméra vidéo, et le ciel et la mer s’inversèrent sur la même ligne d’horizon. Cette ligne d’horizon, cette ligne, qu’un jour, Jean-Christophe Norman saisit dans un tableau de Léonard, « La Vierge, L’enfant Jésus avec sainte Anne », cette ligne des arrière-plans montagneux, à peine visibles, dans une légère abstraction, qui porte l’œil déjà au-delà du motif figuratif et central, dans des temporalités à venir.
marjorie micucci-zaguedoun
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