Un quizz d’Agnès de Cayeux en Une de « Mon Lapin Quotidien » (automne-hiver 2018). © DR
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Sur les traces du point G dans « Mon Lapin Quotidien » (2018)
C’est notre façon de soutenir la presse papier, qui souffre de la pandémie. « Mon Lapin Quotidien », trimestriel d’illustrat-eur-rice-s et chroniqueu-r-se-s bien chouettes réuni-e-s par l’Association, avec Killofer et Quentin Faucompré aux manettes éditoriales et Rocco à la direction artistique, retrouve les kiosques le 20 août (en attendant, direction Tumblr pour la version confinée du Lapin devenu Pangolin).
Du coup, on leur a proposé de publier le « Point geek », chronique d’Agnès de Cayeux, artiste des internets plutôt appréciée par ici... Deuxième livraison avec l’année 2018, où il est question d’histoires, celle de l’informatique, celle d’un geek nommé Chris Marker, d’une lettre à Mary Shelley, de clones machiniques et même d’un quizz sur les femmes ordinatrices.
Jeudi 1er février 2018
Oh my clone !
Qui se souvient de l’excellent « Faux-Semblants », film réalisé par David Cronenberg en 1988, frissonne encore de cette figure glaçante, et gémellaire, ces frères Mantle, jouée par un seul et génial acteur, Jeremy Irons. En cette fiction, les deux « vrais » jumeaux, Beverly et Elliot M., nés implicitement d’une seule cellule œuf, frères monozygotes et monstres à la fois, s’adonnent à une fin impensable, chirurgicale, d’une violence inouïe. La scène est inspirée de « L’Histoire de l’œil » de Georges Bataille, roman édité sous la coquille en 1928.
– « Je sortis du demi-sommeil où m’avait plongé ma dépression, au moment où j’avais cru souiller son cadavre […] Un autre jeu consistait à casser un œuf au bord du bidet et à l’y vider sous elle, ma mère ; tantôt elle pissait sur l’œuf, tantôt je me déculottais pour l’avaler au fond du bidet ; elle me promit, quand elle serait de nouveau valide, de faire la même chose devant moi. »
Aujourd’hui, en 2018, Beverly et Elliot M. seraient classifiés pour clones, car ils partagent le même patrimoine génétique et selon les récents projets de lois en bioéthique, l’un des deux frères n’a pas le droit d’exister. Et puis, « eXistenZ », ce film G&G – geek et glauque – réalisé par Cronenberg en 1999, confirme la règle incestueuse, cette question du vrai et du faux, du jumeau chimérique, the clone – de ces espaces autres, identités autres, de l’hétérotopie selon Foucault (Michel et pas Jean-Pierre). Imaginons Steve Jobs et Bill Gates frères gémellaires.
Alors donc, le premier ordinateur personnel, l’Apple II, celui de Steve (Wozniak) et créé en 1977 a été le sujet de quelques dizaines de clones. Le clone yougoslave, le clone coréen, le clone officiel, le laser 3000, le laser 128… ordis un peu grossiers, un peu cheap, l’alimentation non fiable, la carte mère copiée, la ROM (mémoire morte) non intégrée.
La question est celle de la ressemblance. De l’amour de la machine. Du côté de Bill (Gates) et en ces années 1970, les clones sont parfois officiels, MSDOS à l’appui, IBM garant de la ressemblance digitale et cette entrée dans l’informatique personnelle. Imaginons Antigone et Ismène sœurs digitales et gémellaires… la morale est brouillée et Sophocle ruiné.
Et d’ailleurs, il est bien question ici de pognon, le clone numérique des premiers ordinateurs personnels était un truc de pauvre et aujourd’hui relégué aux archives et à l’archéologie des médias. L’iPhone X, le 7 ou le 6 sont indemnes et vierges de toute tentative et fratries incestueuses.
Oh my clone ! Quel ennui dans ce monde informatique propriétaire. Et ces larmes déposées à l’envi sur un Apple II, une console Nintendo64, un Atari, un Texas Instrument TI‑99, une console Sega. Parfois, l’un des « vrais » jumeaux ne parvient pas à se développer correctement et il fusionne avec l’autre. C’est une situation rare ou littéraire.
Mardi 1er mai 2018
Random Chris Marker
Lire les lignes de code du programme « Dialector » de Chris Marker, c’est un peu comme naviguer à la surface d’un poème dont la prose vous embarquerait là où vous ne savez pas de quelle manière atteindre les rives, là où l’horizon implique de nouvelles parallaxes, là où l’esprit se plaît à une submersion des sens et ce plaisir fragile de la lecture nouvelle. Lire ces lignes de code, c’est également se fondre dans la machine immortelle, le premier ordinateur à la pomme croquée, l’Apple II et son puissant langage de programmation, le Basic Apple Soft.
Marker écrit peut-être le programme « Dialector » en ce début des années 1980 pour ces enthousiastes « qui d’emblée acceptent sans broncher toutes les merveilles d’une science-fiction forcenée », ces derniers dévisagés par Iannis Xenakis en 1963 dans ce très bel ouvrage intitulé « Musiques Formelles » et publié dans « La Revue musicale ». C’est en cet écrit dédié à une musique stochastique libre à l’ordinateur, que l’on peut sans doute saisir l’invention de Marker et tenter de comprendre ce désir de poésie informatique.
« Pourquoi pas la machine créatrice ? écrit Xenakis. Nous sommes tellement convaincus de la nécessité historique de cette démarche, que nous aimerions voir les arts de la vision prendre un chemin analogue, à moins que des artistes d’un type nouveau ne l’aient déjà fait dans des laboratoires à l’abri des publicités tapageuses. »
De l’IBM 7090 honoré dès sa sortie en 1962 par Xenakis, à l’Apple II adulé et acquis en 1979 par Chris Marker, il n’y a qu’un pas. Entendons-nous bien, le pas du marcheur et non cette distance constante calculée entre deux points consécutifs, non ce rationalisme répété, cette recherche de la proportion nous reliant à une logique froide ou conventionnelle et évoquant cette nécessité rassurante d’une algorithmie impavide pour l’homme d’appliquer les règles acquises pour peindre, écrire ou composer, afin « de se faire comprendre par ceux qui adoptaient les mêmes contraintes, par tradition, par goût collectif, par résonance sympathique », dixit Iannis.
En 1989, Chris Marker dédie un épisode de « L’Héritage de la chouette » à cet ami Xenakis, intitulé « Musique ou l’espace du dedans ». La boucle est bouclée.
While, while, while… la boucle en langage informatique. Oui, de quelle sorte le programme exécute-t-il une instruction dans une boucle, y avalant à chaque passage de nouveaux paramètres et précisément sans jamais s’y laisser enfermer ou mourir ? Et d’ailleurs, comment écrire une variable dont la valeur numérique ou alphanumérique puisse varier à l’envi ? Les questions de programmation informatique sont nombreuses, se complexifient, s’entremêlent.
Sur un Apple II dénué d’horloge interne, sorte de machine extraite du temps qui passe, comment générer un nombre aléatoire qui viendrait perturber la valeur de nos variables à chacune de leur lecture et enrichir ainsi les possibilités stochastiques ? Pas simple. À moins de déjouer les évidences. À moins de séduire la machine, de la connaître parfaitement et d’entrer secrètement au cœur du processeur, de faire appel à la logique hexadécimale et d’en posséder le langage machine, de prendre la main sur la matrice et écrire en assembleur, c’est-à-dire saisir une tout autre informatique délicatement planquée par le constructeur de l’Apple II pour simplifier le travail du programmeur.
Et enfin, de quelle manière comprendre cette machine orpheline de souvenirs, armé de cette seule mémoire externe amovible, disquette ou floppy 5.25 dotée d’une infime mémoire ? Écrire avec seulement 140 Ko de capacité pour réussir à nous faire croire que la machine peut tout avaler, tout mémoriser. « Ah les peeks et les pokes ! » écrivait Marker trente années après l’écriture de « Dialector » et autres rêveries insoupçonnées. Lui se souvenant encore de ses longues heures de programmation.
Choisir d’écrire un programme conversationnel homme-machine en cette fin des années 1970 est à la marge de ses développements et désirs informatiques. La création de programmes est principalement orientée vers l’élaboration de logiciels d’édition et d’utilitaires ou encore vers l’écriture de jeux d’aventure, de stratégie et de combat.
La prouesse de certains programmeurs s’exprime ailleurs dans la réalisation de démos, c’est-à-dire d’animations visuelles codées en 8 bits sur ces seules 24 lignes et 80 colonnes, les shapes, que Chris Marker teste à l’envi. L’ambiance de ces premières années digitales est subversive aussi et dédiée au déplombage, c’est-à-dire au piratage des jeux pour une réappropriation de ceux-ci. L’honneur suprême est à celui qui réussira à s’engouffrer dans les méandres du code, de l’assembleur, du hardware de la machine et en ressortira vainqueur, hacker parmi les hackers, et pour preuve digitale, son pseudo de guerrier informatique affiché à l’écran de l’Apple II au démarrage de la disquette molle.
« THE SECOND SELF », est-il annoté en cette deuxième ligne de code du programme « Dialector ». Comme si… comme si la machine allait pouvoir retranscrire le monde, régir nos vies et penser à notre place. Chris Marker invente un dialogue homme-machine immortel, il déduit mathématiquement, il programme un genre épistolaire libre à l’ordinateur, et d’ailleurs, lui sait qu’il n’existe jamais deux événements semblables ou identiques, car le temps est distinct et l’espace incertain. Les mille et une lignes de code du programme « Dialector » opèrent ainsi, le dialogue se produit à quatre mains bien au-delà de la réponse attendue pour une conversation établie.
Sans doute est-il impossible de déterminer ce que l’autre écrira, mais peut-être est-il possible d’imaginer ce que l’autre éventuellement pourrait écrire ? Comme l’appréhension d’un dialogue perceptible. Comme une loi à venir. Le programme informatique a une qualité supplémentaire ou différente dans son rapport à la musique ou à l’image, il peut entreprendre des abstractions formidables. Il n’existe pas de sens numérique, lorsque le sens auditif ou visuel prédominent la pensée, le genre, la forme. Marker signe cette différence au-delà des sens, Marker invente sa propre loi.
Le programme informatique « Dialector » est structuré selon un désir littéraire, celui de l’écrivain offrant à son lecteur un tout déterminé, une œuvre entière, achevée et parfaite. Jamais, celui qui dialogue avec le personnage de Computer face à l’écran de l’ordinateur ne sera trompé vers un tirage hasardeux de quelques sentences digitales. Tout est organisé, testé, calculé, pensé et appréhendé. Et ce n’est pas simple d’y réussir avec pour seule matrice ces mille et une lignes de code qui composent le programme Dialector. Si Marker assigne son programme d’une série de fonctions indispensables à son bon déroulement, il réussit plusieurs prouesses extrêmement techniques, à l’aube du langage Basic Apple Soft traité par une machine sans mémoire ni horloge internes.
L’une des prouesses markériennes de ce programme « Dialector » est une gestion incomparable de la mémoire allouée, jouant de ces peeks et ces pokes. Chaque signe saisi, chaque mot adressé par celui qui discute avec Computer, chaque réponse, chacune de ces phrases affichées à l’écran dévore une part des 56 Ko de la mémoire interne du computer Apple II . Et pour seule amie auxiliaire, cette disquette molle 5.25 pouces de 140 Ko.
Chaque lecture des fonctions, chaque traitement des instructions par le programme avale ces espaces physiques, ces minuscules entités. Le programmeur est alors face à un corps minutieux, il doit mesurer le poids infime de chaque signe numérique. Il doit appréhender l’espace mémoire disponible, mémoire vive ou morte, en arpenter chaque recoin et jouer de calculs incessants sans que jamais nous nous en apercevions, nous qui dialoguons avec ce personnage réel de Computer.
Le programme jongle, attribue 6 Ko pour citer Shakespeare à l’écran, reçoit 14 Ko pour afficher nos saisies, récupère 4 Ko de la première citation, supprime 11 Ko de nos écrits, transforme 8 Ko pour une nouvelle instruction… d’une mémoire infime à l’autre et cela dans l’élégante et invisible programmation de Marker.
L’autre des prouesses markériennes est celle de la génération d’une variable aléatoire pensée pour ces machines sans horloge interne, c’est-à-dire sans la possibilité de récupérer une valeur au hasard du temps qui passe. Certes, Marker a sans doute copié ces lignes de code, tel un hacker des premiers temps, testant et partageant les ruses et trouvailles à la lecture de quelques fanzines de papier.
C’est peut-être dans ces toutes premières lignes, pensées pour ces machines, que l’intention du programme « Dialector » se dessine, offrant au principe de l’aléatoire une forme déterminée, se rappelant à Xenakis et cet espace du dedans, cette entrée stochastique dans l’écriture d’une poésie informatique d’un tout autre type.
Et c’est ainsi, armé de sa disquette vierge ou Pythie d’un temps résolument actuel, que l’artiste déambule de ligne en ligne, déjouant l’espace mémoire, se dotant d’une improbable variable, écrivant la présence digitale de l’acteur principal du programme, un dénommé Computer. Celui avec qui nous conversons, celui qui secrètement passe d’une zone à l’autre.
Car le programmeur se moque bien de la seule syntaxe des IF et des THEN, des NEXT, GOSUB et GOTO. Chris Marker invente un territoire informatique qu’il dessine de zones sensibles, sorte d’organisation de l’intelligence artificielle de Computer en une série de jeux algorithmiques aux allures littéraires s’affranchissant d’une logique froide et formelle, s’inventant ses propres clefs pour une partition libre à l’ordinateur.
EDIT : « Dialector » a été réactivé par Agnès de Cayeux, Andrés Lozano et Annick Rivoire en 2015 et mis en ligne par ici : http://dialector.poptronics.fr/
Automne-hiver 2018
QUIZZ Reclaim : Et la femme créa l’informatique
© Rocco
1. Quelle est la cryptologue britannique, proche d’Alan Turing, ayant largement contribué aux déchiffrages des messages Enigma ?
2. Quelle est la femme qui inventa le premier algorithme ?
3. Quelle est la mathématicienne qui, avec une équipe de cinq autres femmes, est la première programmeuse de l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator And Computer), le premier ordinateur entièrement électronique ?
4. Quelle femme mit au point le premier système de transmission de signal par saut de fréquence, toujours utilisé aujourd’hui pour les liaisons chiffrées, la téléphonie ou le wifi ?
5. Laquelle de ces inventrices joua auprès de Clark Gable, Robert Taylor et bien d’autres — entre triomphes et déclin ?
6. Quelle est l’informaticienne qui inventa le premier langage de programmation, le COBOL, encore utilisé par les systèmes bancaires aujourd’hui ?
7. Quelle est la fille du plus grand poète britannique ?
8. À quelle femme est attribuée cette vérité : « En dessous de 35 ans, un homme a trop à apprendre, et je n’ai pas le temps de lui faire la leçon » ?
9. Grâce à laquelle de ces informaticiennes, le terme bug persiste aujourd’hui ?
10. Quelle jeune femme a écrit à sa mère : « Si vous ne pouvez pas me donner la poésie, ne pouvez-vous pas me donner la science poétique ? »
11. Quel est le montant du bénéfice engrangé par les mecs de Facebook, Google, Amazon, Apple et Microsoft sur le dos des gonzesses ?
(Solutions tout en bas)
Août 2018
À Mary Shelley
Chère sœur, tu seras heureuse d’apprendre qu’aucun désastre n’a marqué le début de l’entreprise au sujet de laquelle je nourris de si funestes pressentiments. De la géométrie ordinaire, de l’amitié, du déséquilibre. Alain Connes, mathématicien et professeur au Collège de France, livre les vertus essentielles sur la question de la beauté en mathématiques : comment imaginer l’infini ? l’imaginaire a-t-il des limites ? Et peu importe la complexité des problèmes, chère amie, imaginons ce triangle. Cela ressemble à quoi, une image mentale et ce théorème de Morley ? Peut-être à un certain assemblage dans le cerveau du mathématicien et sur sa page de formules.
La raison est cette capacité à imaginer, ma sœur, rien de plus. La pensée mathématique est une façon de réfléchir pour le chercheur. La géométrie ordinaire, la géométrie plane. L’imagination est tout autre, ne nous méprenons pas, d’un pôle à l’autre. Le lecteur doit imaginer un triangle, un triangle différent, nous partons de ce dernier, n’est-ce pas ?
Eux découpent chaque angle du triangle en trois secteurs égaux, tracent les droites correspondantes dont l’intersection forme un triangle, la merveille étant qu’on obtient toujours un triangle équilatère. De l’imagination, chère frangine, de la beauté mathématique, de l’amitié et de ce lien obscur qui nous lie à jamais, ce désastre.
Je suis déjà bien loin, ma sœur, au nord-ouest de Reykjavik, à quelques miles, et je me promène en cette capitale du Groenland, Nuuk, et ses cimetières — l’ancien et le nouveau, et ses data centers — le nouveau et l’ancien. Ce qui est infiniment drôle, tu l’admettras, est que l’ancien cimetière jouxte le nouveau data center, et inversement. Les morts et les technologies se côtoient donc en toute dyslexie.
Je dois te dire qu’ici je sens souffler sur mon visage une brise qui stimule mes nerfs et me comble de joie. Peux-tu comprendre ce que j’éprouve ? Cette brise, qui vient de l’Arctique, ce Nord vers lequel je me dirige et qui m’éloigne de toi, ce climat glacial. J’essaie vainement de me persuader que ce pôle est le siège du froid et de la désolation. Et sais-tu, invariablement, ce qui se présente à nos esprits comme un lieu de beauté et de délices ? Ici, le soleil ne se couche jamais. J’effleure l’horizon, perpétuelle splendeur, et j’aperçois cette bouée à quelques tièdes envolées sur ce dernier rivage et sais-tu ce qu’elle configure ? Tu ne peux pas l’imaginer, ni même mon esprit pourtant présent.
Et lorsque je souhaite te dire l’objet de cette contemplation, j’aperçois le fantôme d’un cargo naviguant et sa coque d’acier sur laquelle est gravé : Arctic Fibre. Ils ont réussi, chère sœur, ils ont réussi à arguer la banquise malade, et ceci depuis l’Alaska — ils naviguent en cet océan et y noient les emblèmes de notre technologie à très haut débit.
Ils affirment qu’ils relieront le Royaume-Uni au Japon via notre océan glacial, déclarant haut et fort que nous en avons terriblement besoin. Avec ta permission, ma sœur, je m’éloigne de mon océan quelques instants pour te dire comment Microsoft envahit l’archipel des Orcades, au large des côtes écossaises, noyant un millier de serveurs en un premier cylindre blanc et long de quelques dizaines de mètres.
Je veux te dire aussi comment Facebook et Microsoft s’aiment et s’associent pour creuser le sable des plages de nos enfances et y ensevelir leurs câbles de fibre, ces tentacules qu’ils ensouillent en nos fonds marins (oui, tu seras surprise comme moi de lire ce terme si peu élégant, mais c’est le terme technique, celui de l’ensouillage, employé pour désigner le fait d’enfouir une quelconque canalisation ou bien un câble dans un fonds fluvial ou marin, tout en le protégeant des dégradations éventuelles).
Je veux te dire enfin, si tu as le courage de poursuivre cette lecture, comment Amazon et Google convoitent d’autres mers, d’autres fleuves et rivières. Chère sœur, je te laisse imaginer la suite, je laisse ton esprit voguer vers la beauté mathématique et la complexité de ses problèmes. Là où je suis, le froid et la glace sont abolis et je dérive moi-même.
Nuuk, Groenland, solstice d’été 2018
© Rocco
Déséquilibre
« L’idée que le Groenland n’est peut-être pas en équilibre peut à première vue paraître surprenante. Quoi de plus stable, en apparence, qu’une masse rocheuse grande comme quatre fois la France et haute comme les Alpes ? Et pourtant on sait, de façon certaine, que le Groenland occidental s’enfonce d’un centimètre par an, d’un mètre par siècle. Le Groenland s’enfonce graduellement. Jusqu’où risque d’aller cette submersion ? On voit que
la connaissance du déséquilibre aurait, pour l’avenir du Groenland, une grande importance pratique. Si l’on considère maintenant la glace de l’inlandsis, on est tenté de supposer qu’étant donné sa masse énorme et son extrême ancienneté, elle est en régime thermique permanent.
On est alors conduit à des déductions surprenantes. La glace ayant, pour la chaleur, la même conductibilité que les roches usuelles, la température doit y augmenter d’un degré chaque fois que l’on s’enfonce de trente mètres. Comme, au centre de l’inlandsis, d’après les mesures de Wegener, la température moyenne de surface est voisine de –27 °C, à la profondeur de 27 × 30 m, soit 810 m, on doit être au voisinage de 0 °C, c’est-à-dire du point de fusion de la glace. À cette profondeur, il est vrai, la pression doit être plus forte ; mais elle n’apporte qu’une correction négligeable. Or les mesures de profondeur montrent que le socle rocheux se rencontre seulement à 3 000 mètres. Entre 810 et 3 000 mètres, l’eau ne peut, dans cette hypothèse, exister qu’à l’état liquide. Ainsi, l’aspect glacé et solide de l’inlandsis serait une trompeuse apparence. En réalité, seule serait solide une croûte extérieure ; l’intérieur serait une poche liquide. Une fois admise l’existence de cette étonnante poche liquide, il est aisé d’en reconstituer les propriétés. L’eau y serait brassée par des courants de convection, et la température y serait voisine de 4 °C, valeur pour laquelle la densité du corps est à son maximum. La pression serait considérable, atteignant au fond deux cents atmosphères. La croûte solide diminuerait d’épaisseur vers les bords ; elle y reposerait directement sur le roc. Elle y serait soumise, de la part de la poche liquide, à des efforts considérables, mais toute fissure aurait tendance à se reboucher d’elle-même, par regel. La même structure s’observerait, sur une surface dix fois plus grande, sur l’autre inlandsis, celui de l’Antarctique. Les conséquences pratiques seraient redoutables. Si on arrivait à creuser non loin des bords, à travers la croûte glacée, un trou qui atteigne la poche liquide et qui soit assez large pour assurer un débit suffisant, toute l’eau de la poche se viderait, gagnerait en majeure partie les océans et en ferait remonter le niveau mondial de dix mètres au bas mot. »
André de Cayeux - « Terre Arctique », Paris, éd. Arthaud, 1958 (Expédition française au Groenland)
Solutions au quizz
1-Joan Clarke
2-Ada Lovelace
3-Jean Bartik
4-Hedy Lamarr
5-Hedy Lamarr
6-Grace Hopper
7-Ada Lovelace
8-Hedy Lamarr
9-Grace Hopper
10-Ada Lovelace
agnès de cayeux
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