Un violoncelliste (Gaspar Claus), un terrain vague et des immeubles. Cherchez l’intrus. © Antoine Viviani
< 17'11'11 >
« In Situ », un webdoc à faire danser les pelleteuses
Vous êtes dans le métro, à Madrid, et une voix sortie d’un haut-parleur vient vous raconter une histoire. Elle vous parle d’inscriptions sur de vieilles tombes. Il y est écrit « Sta Viator » : « Arrête-toi voyageur ». Hum, vous faites comme si de rien n’était, votre regard fixe un point très précis dans le wagon : qu’est-ce que c’est que cette voix venue d’ailleurs, et qui raconte un truc étrange à propos de la période baroque allemande et des tombes aux bords des églises au lieu de nous informer sur l’état du trafic et pourquoi je m’arrêterais d’abord, j’ai encore cinq stations ?
Cette voix qui vient se glisser à vos oreilles, c’est celle du poète musicien Llorenç Barber, et cette scène, c’est l’effet « In Situ », un web-documentaire sur les artistes dans les villes et qui s’adresse lui aussi aux voyageurs, passants des villes, travellers du Web. Réalisé par Antoine Viviani et coproduit par Arte, il a été mis en ligne début juillet. Visite guidée.
Ceci est un film, mais aussi un webdoc
Au cœur du dispositif, il y a un film documentaire classique, linéaire. 88 minutes avec un début et une fin, qui vivent leur vie en dehors du Net, dans le circuit festivals (en compétition officielle le 18 novembre au festival du film documentaire d’Amsterdam) ou en salles (une projection est prévue à Paris le 2 décembre, par exemple). Mais « In Situ », c’est aussi un webdoc interactif, segmenté par chapitres, avec renvois à un blog participatif, et à une carte mondiale (« témoignages, expériences étonnantes de la ville, performances localisés »).
Le coût global de l’opération ? « Deux ans de préparation et réalisation et un budget de 200.000 euros, soit moitié moins que pour un documentaire d’une heure pour l’antenne d’Arte », nous explique le réalisateur Antoine Viviani. Le but ? « Prouver qu’on peut, en s’emparant de la liberté et des nouveaux modes de financement qui existent sur Internet, fabriquer un vrai film documentaire, avec un regard d’auteur, exigeant, et développer autour de ce film une plate-forme qui permette d’approfondir le débat et l’expérience grâce à des outils propres aux nouveaux médias. »
Si toi aussi, tu aimes voir danser les pelleteuses
Le film aligne un casting de choix, à Paris, Berlin, Anvers ou Madrid : une vieille dame qui tue les fascistes en décollant leurs stickers, un duo pour danseur et pelleteuse, un violoncelliste sur un terrain vague entre les immeubles, un superhéros flottant dans les airs, un sonneur de cloches, des souffleurs qui chuchotent à l’oreille des passants, un couple de danseurs dans le métro, un écrivain explorateur de buissons périphériques et de zones blanches (celui-ci, c’est Philippe Vasset, on vous en parlait ici), des graffeurs nocturnes, des géants au bord de l’eau, des utopistes redessinant la Défense…
Qu’ils s’appellent Gaspar Claus, Zevs, Beaugeste, Johan Lorbeer, Nogo Voyages, ces artistes font irruption dans la ville et dans nos vies, nous font tourner la tête, lever le nez de notre portable, détourner les yeux, grippant la machine bien huilée des mouvements urbains. Quand la ville dérape, principe poétique. « J’ai envie de secouer le regard des gens », revendique dans « In Situ » le créateur de la compagnie de théâtre de rue Royal de Luxe. Pour Antoine Viviani, « il y a une sorte de folie à vouloir bousculer le train-train des gens en faisant débarquer des géants ou en dansant, sans public, à travers les passants. Ça paraît tellement naïf mais surtout complètement désespéré. Le film aurait pu aussi s’appeler “In Situ, les frappés de la ville”, à cause de cette prétention héroïque, peut-être même hyper romantique, de s’adresser à une ville entière et de mettre en scène le quotidien. »
« In Situ », réal. Antoine Viviani, bande annonce :
Qui me parle ?
« Il est dit, au tout début du film, “la ville résonne”. Effectivement, des voix résonnent dans des lieux publics, à travers les haut-parleurs, comme s’ils étaient habités par des fantômes qui auraient un mégaphone. » Comme si ça ne lui suffisait pas d’entendre des voix, Antoine Viviani va dans la tête des gens. Dans « Les Ailes du désir » de Wim Wenders, l’ange Bruno Ganz entend les pensées des Berlinois. « In Situ » reprend le principe en mode interactif : il suffit dans certaines scènes de cliquer sur la tête des passants pour entendre leurs pensées. « Il m’a vue, j’ose pas regarder. » « Trois œufs, 150 grammes de beurre. » « Les gens qui passent ne font pas attention à toi. » IRL, on en crèverait. Comme principe de fiction, c’est inépuisable.
Antoine Viviani a de la suite dans les idées
Il fut de l’aventure Blogothèque et de ses concerts à emporter, et à l’origine pour Arte Live Web de la série Fugues, consistant à sortir les musiciens classiques de leurs salles de concerts et à les faire jouer dans des lieux publics : patinoire, gare, hôpital psy… Antoine Viviani aime bien « dépoussiérer, créer des accidents impromptus dans la rue ».
Mais pas seulement : « La ville est à la fois le lieu de toutes les promesses, un des plus grands aboutissements humains, mais c’est aussi le lieu de l’accumulation, de l’oubli, de l’aliénation, de la solitude, de l’exclusion. Plus que de faire prendre l’air aux artistes, l’idée de ce film, c’est de réveiller, de dire comme Llorenç Barber aux passants : arrêtez-vous, regardez, prenez la mesure de la ville, du monde qui vous entourent, et surtout de votre propre folie. »
Ne pas confondre webdoc sur les dérives avec webdoc à la dérive
« In Situ », comme art en situation, comme un gros clin d’œil à l’IS, l’Internationale situationniste, et à ses dérives urbaines. « Ce n’est pas un film sur des activités artistiques dans la ville, mais un film qui raconte où en est la ville aujourd’hui à travers des expériences artistiques », précise Antoine Viviani. Forme et fond, ça fonctionne. Multiplication des itinéraires, fils rouges, navigation facile, « In Situ » se « consomme » comme une ville : en s’arrêtant et en revenant sur ses pas, en empruntant des rues dont on ne sait où elles nous mènent, en abandonnant et en y revenant plus tard. A chacun de se frayer son parcours.
Sur la plate-forme (blog + carte), en plus d’entrées sur les artistes du film, on trouve nombre de digressions hors-champ - d’un article de fond sur le dubstep, musique urbaine par excellence, à une simple photo d’un pochoir de Banksy sur les toits de Tombouctou. À la clé : une veille documentaire sur l’art des villes. Depuis sa mise en ligne, « In Situ » a enregistré quelque 25 participations sur le blog (alimenté selon l’expression du réalisateur par « une dream team de blogueurs urbains », Microtokyo, Pop-up Urbain, Urbain trop Urbain, Liminaire, Urbamedia) et plus d’une centaine d’ajouts sur la carte, qui à chaque fois relancent le dispositif… et le temps qu’on peut y passer. On oublie au passage le langage communicationnel des dossiers de presse (celui d’« In Situ » n’y échappe pas) ; oui, sûrement, ce « projet » « interroge », « questionne », notre rapport à la ville, mais pour les allergiques aux QCM, il reste ce rare privilège : la possibilité de se perdre.
Arrêt à la prochaine station
Parti pris éclaté, musique flottante, boulot remarquable sur le son et les bruits de la ville, beauté formelle et invitation à l’errance… l’art est dans la rue, il est aussi dans « In Situ ». Dans la rame de métro, la voix dans le haut-parleur continue d’apostropher le voyageur : « Sta Viator. Arrête-toi voyageur. Attention, toi qui passe par ici. Attention, car la vie est effleurement, la vie est catastrophe, la vie est amour, tous ensemble, se révolter, ressentir, une grande confusion de choses. » Et la voix de conclure : « L’art est un Sta Viator. » Allez, pause.
julie girard
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